Tara

N°18 — 2025-11-18 — Auteur: Le Dagda

Tara : le nombril du monde celtique (ou presque)

Tara — Teamhair ou Temair — n’est pas seulement une colline verte posée au cœur du comté de Meath. À l’échelle de la mythologie celtique irlandaise, c’est une sorte de haut lieu où se télescopent pouvoir, sacralité et un vieux parfum d’Autre Monde. Pour les médiévistes, Tara est une institution. Pour les archéologues, un casse-tête délicieux. Pour les Celtes, c’était… eh bien, Tara. Le centre symbolique de l’île, sa charnière cosmique, son « point d’équilibre » où rois, dieux et poètes venaient tous jouer leur partition.

1. Une colline, mais pas seulement : un paysage rituel à étages
Les fouilles menées depuis le XXᵉ siècle — notamment celles de R. A. S. Macalister et plus récemment les relevés LiDAR étudiés par Conor Newman — montrent que Tara n’est pas un simple tertre.
On y trouve :
• Le Ráith na Ríogh (« Fort des Rois »)
Un enclos cérémoniel elliptique d’une ampleur inhabituelle, probablement utilisé pour des assemblées rituelles ou politiques.
• Le Lia Fáil (la « Pierre du Destin »)
Cette colonne de pierre aurait hurlé lorsqu’un roi légitime posait le pied dessus. Pas très discrète, mais efficace.
• Le Mound of the Hostages
Un tumulus néolithique datant d’environ 3000 av. J.-C., bien plus ancien que les Celtes eux-mêmes, où furent retrouvées tombes, offrandes solaires et alignements astronomiques.
De quoi rappeler que Tara est un héritage palimpseste, recyclant des lieux plus anciens pour des croyances nouvelles.

Ces éléments, mis bout à bout, suggèrent que la colline fut d’abord un centre rituel pré-celtique, ensuite récupéré comme capitale mythique et symbolique par les populations gaéliques.

2. Le trône des dieux… puis celui des rois
Dans les sources médiévales comme le Dinnshenchas et le Lebor Gabála Érenn, Tara devient la résidence terrestre des Tuatha Dé Danann, ce peuple divin qui représente la grande aristocratie surnaturelle de l’Irlande.
Parmi ceux associés à Tara :
Lugh (Lug), souverain modèle, dieu polytechnicien et roi parfait.
Nuada Airgetlám, au bras d’argent, incarnation d’une royauté légitime mais blessée.
Le Dagda, patriarche jovial et redoutable, figure de la prospérité et de la souveraineté.

D’un point de vue religieux, Tara renvoie donc à un schéma celtique très ancien : une colline dominante où réside la divinité souveraine, lieu d’équilibre entre la terre humaine et le ciel des dieux.

On retrouve cet archétype :
à Emain Macha (Ulster),
à Dún Ailinne (Leinster),
à Carmun ou à Uisneach, autre « nombril » de l’Irlande.

Tara, dans cette constellation, est simplement la plus prestigieuse.


3. Tara et la royauté : politique, sacré, et un soupçon de magie
La royauté celtique ne se comprend jamais sans ses dimensions rituelles, cosmiques et symboliques. Le roi n’est pas un administrateur — c’est un pivot de l’ordre du monde.
Or, Tara est précisément ce qui confère la légitimité.

Le rituel de l’intronisation
Les récits médiévaux décrivent une cérémonie complexe où le roi :
- montait sur la Pierre du Destin,
- réalisait un tour complet de Tara,
- s’unissait symboliquement à une souveraineté féminine, figure divine représentant la terre d’Irlande.

C’est ce mythe de la Sovereignty Goddess qui montre à quel point Tara appartient au fond indo-européen :
la terre (féminine) choisit son souverain (masculin) et assure la prospérité tant que celui-ci demeure juste.


4. Une porte vers l’Autre Monde
Comme tous les hauts lieux de la mythologie celtique, Tara possède son lien privilégié avec le Sidh, l’Autre Monde.
Les traditions irlandaises racontent que :
- des héros y rencontrent des femmes surnaturelles,
- le temps y passe autrement,
- des portes invisibles s’ouvrent parfois durant la nuit de Samain.

Tara est donc un seuil, un endroit où les niveaux de réalité se frôlent dangereusement — le type de lieu où l’on évite de se promener seul après minuit, sauf si l’on souhaite vieillir de 300 ans en un clin d’œil.

5. Tara, entre mémoire et archéologie
Tara historique:
À partir du haut Moyen Âge, Tara n’est plus la résidence réelle des rois irlandais, mais elle demeure leur capitale symbolique, siège de grandes assemblées (Feis Temro) où se renégociaient lois, alliances et rituels.

Tara archéologique:
Les études récentes montrent que :
- Le site fut occupé de manière intermittente,
- Ses structures sont parfois cérémonielles plutôt que défensives,
- Les alignements archéo-astronomiques indiquent des fonctions rituelles liées au soleil et aux saisons.

Les travaux de Conor Newman, Joe Fenwick, Edel Bhreathnach ou Barry Raftery ont renouvelé notre compréhension d’un site qui, longtemps, ne fut connu qu’à travers ses légendes.


6. Tara dans l’imaginaire celtique : une permanence
Tara condense plusieurs thèmes fondamentaux de la pensée celtique :
- La souveraineté comme contrat entre roi et divinité
- Le rôle central du paysage sacré
- Le rapport intime au temps cyclique
- La porosité entre monde humain et Autre Monde
- La mémoire comme fondement du pouvoir

Elle est moins une capitale qu’un pilier symbolique, où l’Irlande se relie à son propre mythe.



Références (ouvrages recommandés)
Edel Bhreathnach, Tara: A Select Bibliography.
Conor Newman, The Archaeology of Tara.
R. A. S. Macalister, The Excavation of the Hill of Tara.
Proinsias Mac Cana, Celtic Mythology.
John Carey, Time, Memory, and the Otherworld in Early Irish Tradition.
Dáithí Ó hÓgáin, Myth, Legend & Romance: An Encyclopaedia of the Irish Folk Tradition.