Arthur, les Celtes et le Graal : quand les bardes rencontrent les chevaliers
Il existe deux manières de découvrir la légende arthurienne :
– celle des médiévistes français, qui la contemplent à travers Chrétien de Troyes ou Robert de Boron, ciselée par l’amour courtois ;
– et celle des celtisants, qui haussent un sourcil en murmurant :
« Arthur ? Ah oui… ce chef de guerre né sur un terreau de dieux, de chaudrons magiques et de portes vers l’Autre Monde. »
Car sous les armures brillantes du XIIᵉ siècle se cache une ossature clairement celtique, souvent recouverte par les auteurs chrétiens mais jamais effacée.
Le cycle arthurien est ainsi une hybride flamboyant, né de la rencontre entre la matière celtique – sauvage, onirique, pétrie de symboles – et la culture littéraire médiévale – raffinée, religieuse, morale.
Décortiquons cette fusion improbable.
1. Arthur avant Arthur : le héros celte méconnu
Avant de devenir roi entouré de chevaliers disciplinés, Arthur fut — dans la littérature galloise — un guerrier redoutable, presque un « champion berserk » brittonique.
Dans les Triades galloises, dans Preiddeu Annwn ou Culhwch ac Olwen, il apparaît :
– combattant des forces surnaturelles,
– visiteur de l’Autre Monde,
– meneur d’une troupe de compagnons parfois identifiables comme d’anciens dieux.
Rien à voir encore avec Camelot. Il est d’abord une figure liminaire, entre humain et mythe, comme les héros celtes Cúchulainn ou Fionn mac Cumhaill.
L’Arthur celte est donc un seigneur-guerrier doté d’une puissance plus large que le simple commandement militaire : il mène des expéditions dans le Sidh, cet Autre Monde des Celtes, et ramène richesses ou talismans. Ce rôle d’intercesseur entre monde humain et monde surnaturel le rapproche fortement des héros irlandais.
L’Arthur médiéval héritera cet aspect, mais poli, christianisé et enveloppé dans l’éthique chevaleresque.
2. La Table ronde : un banquet plus breton que courtois
Avant d’être une invention raffinée du roman courtois, la Table ronde rappelle un motif celtique très précis :
le cercle des guerriers entourant le chef, attesté dans plusieurs récits gallois et irlandais.
La forme circulaire évoque aussi les assemblées sacrées et les espaces rituels celtes où chacun se tient à égalité autour du centre, espace de pouvoir.
Wace, premier auteur à la mentionner, affirme lui-même qu’il s’agit d’une tradition venue de Bretagne insulaire.
Bref, la Table ronde, avant les tensions Lancelot–Guenièvre, c'est surtout un banquet guerrier celtique ordonné, où l’on ne se bat qu’en chanson (en principe).
3. Merlin : druide reconditionné pour le Moyen Âge
Merlin n’est pas né magicien de cour :
il descend directement des figures celtiques du barde-prophète, mélange de druide, de devin et de poète inspiré.
On retrouve dans sa généalogie littéraire :
– des éléments de Lailoken, un prophète gallois vivant dans les bois,
– des traits du vate, spécialiste des visions,
– et surtout la fonction druidique de médiation avec l’invisible.
Sa magie est d’abord naturelle, chamanique, enracinée dans les collines et les brouillards, avant de devenir, sous la plume des auteurs chrétiens, une magie « blanche » utile à la Providence.
La lutte Merlin / Morgane, quant à elle, ressemble fort à l’opposition interne du panthéon celtique entre forces lumineuses et forces plus sauvages ou transgressives.
4. Le Graal : chaudron celtique devenu relique chrétienne
Ah, le Graal…
Symbole chrétien ? Oui, à partir du XIIIᵉ siècle.
Mais ses origines sont indéniablement celtiques.
Dans la mythologie irlandaise, le chaudron du Dagda, inépuisable, nourrissant et garant de l’abondance, joue déjà le rôle du « vase miraculeux ».
D’autres récits évoquent le chaudron d’Annwn, que l’on retrouve dans Preiddeu Annwn — précisément un texte où Arthur mène une expédition dans l’Autre Monde.
Quand Chrétien de Troyes introduit pour la première fois le Graal, il ne donne ni forme, ni fonction claire :
un objet mystérieux, nourricier, entouré de rites silencieux — exactement la manière dont on traite un talisman celtique.
Plus tard, les auteurs chrétiens le transforment en relique sacrée issue de la Passion, mais la structure narrative — la quête, l’objet de souveraineté, la traversée vers l’Autre Monde — reste parfaitement celtique.
5. Avalon : une île qui sent bon le Sidh
Avalon, lieu de repos d’Arthur, ressemble en tous points à :
– Tír na nÓg (« Terre de l’Éternelle Jeunesse »),
– Emain Ablach,
– ou les « îles au-delà des flots » du Sidh.
Ces îles merveilleuses sont omniprésentes dans les récits celtes : des lieux où le temps s’arrête, où la maladie disparaît, où les héros vivent dans une lumière perpétuelle.
Que fait Arthur dans Avalon ?
Exactement ce que font les héros irlandais dans l’Autre Monde :
ils attendent, intacts, qu’on ait besoin d’eux.
D’où la célèbre tradition du retour d’Arthur, typique du patriotisme brittonique : comme les rois mythiques celtes, il n’est pas mort, seulement « retiré » dans l’ailleurs.
6. Fées, dames et magiciennes : les déesses celtiques en reconversion
La fée Morgane, la Dame du Lac, les souveraines mystérieuses qui distribuent armes et destinées…
Ce sont les descendantes directes des déesse de souveraineté celtes :
des femmes surnaturelles qui accordent le pouvoir à un roi en l’attirant dans un autre plan de réalité.
Liaison amoureuse + transmission d’un pouvoir + séjour dans l’Autre Monde :
une structure identique aux récits irlandais de Niamh et Oisín, ou de Fand et Cúchulainn.
7. Le chevalier celte derrière le chevalier chrétien
Même le chevalier arthurien, si policé dans la littérature française, garde un parfum celtique :
– obsession de la quête individuelle,
– errance dans un paysage symbolique,
– épreuves venant de l’Autre Monde,
– affrontements avec des géants, des êtres féeriques, des animaux totémiques.
Perceval lui-même est un avatar des jeunes héros celtes élevés loin du monde, sauvages, imparfaits, entrant tardivement dans la société.
Lancelot, tombé du monde féerique comme un enfant volé, rappelle les récits gallois de changeling.
Synthèse : le cycle arthurien, un arbre celtique greffé en pleine cathédrale médiévale
Le cycle arthurien n’a pas effacé ses racines celtiques :
il les a sublimées.
Les Celtes ont fourni :
– les structures mythiques,
– les archétypes (héros, prophète, déesse souveraine),
– la symbolique (chaudron, îles magiques, Autre Monde),
– le goût pour l’aventure surnaturelle.
Le Moyen Âge chrétien a ajouté :
– l’éthique chevaleresque,
– la morale religieuse,
– l’amour courtois,
– la quête mystique du salut.
Résultat :
un univers littéraire unique, où un roi celte devenu symbole national britannique croise
un druide recyclé,
des chaudrons transformés en Graal,
des îles féeriques devenues Avalon,
le tout peuplé de chevaliers qui auraient sûrement préféré affronter un géant qu’une dispute amoureuse.
Principales références universitaires:
– R. S. Loomis, Celtic Myth and Arthurian Romance (classique absolu).
– J. Carey, travaux sur l’Autre Monde et la tradition insulaire.
– Christian-J. Guyonvarc’h & Françoise Le Roux, Les Druides, La Civilisation celtique.
– Proinsias Mac Cana, Celtic Mythology.
– Rachel Bromwich, Triads of the Island of Britain.
– Ann Dooley & Harry Roe, Tales of the Elders of Ireland.
– Manuscrits gallois : Preiddeu Annwn, Culhwch ac Olwen
Arthur, les Celtes et le Graal